Comment les créanciers se sont-ils organisés face à la crise de la dette ?

dimanche 8 mars 2015, par CADTM

Quand a éclaté en 1982 la crise de la dette, les créanciers se sont rendu compte de l’impasse dans laquelle ils se trouvaient et le système financier mondial a vacillé. Les nombreux prêts consentis par les banques du Nord les mettaient en danger. A titre d’exemple, en 1982, les créances sur le Brésil, l’Argentine, le Venezuela et le Chili représentaient 141% des fonds propres [voir lexique] de la Morgan Guaranty, 154% de ceux de la Chase Manhattan Bank, 158% de ceux de la Bank of America, 170% de ceux de la Chemical Bank, 175% de ceux de la Citibank et 263% de ceux de la Manufacturers Hanover. La situation était critique pour les banquiers.

Dès qu’un pays se voyait contraint de stopper ses remboursements (et cela s’est produit au cours des années 1980 pour la plupart des pays d’Amérique latine et d’Afrique et à la fin des années 1990 pour les pays émergents d’Asie), le premier intervenant était toujours le FMI, qui arrivait en pompier financier. Mais un drôle de pompier, exacerbant le vice des pyromanes, puisqu’il a éteint le feu chez les créanciers aux investissements parfois hasardeux, tout en en allumant d’autres sur place…

À la demande des gouvernements des pays les plus riches, le FMI a accepté de prêter pour permettre aux pays en crise de faire face aux remboursements. Pris dans la spirale de la dette, les PED n’ont bien souvent eu d’autre recours que de s’endetter de nouveau pour rembourser. Avant de leur accorder de nouveaux prêts, à taux élevé ceux-là, les prêteurs éventuels ont demandé au FMI d’intervenir pour garantir les remboursements ultérieurs, en exigeant la signature d’un accord avec le pays concerné. Le FMI a accepté alors de réamorcer la « pompe à finances » à condition que le pays concerné utilise cet argent en priorité pour rembourser les banques et les autres créanciers privés tout en réformant son économie dans le sens voulu par lui : ce sont les fameuses conditionnalités, détaillées dans les plans d’ajustement structurel (PAS [voir Q17 et Q18]). La politique économique de l’État débiteur est alors passée sous contrôle du FMI et de ses experts ultralibéraux. Une nouvelle forme de colonisation s’est installée. Même plus besoin d’entretenir une administration et une armée d’occupation sur place comme au temps des colonies, la dette a créé à elle seule les conditions d’une nouvelle soumission.

« En août 1982, le gouvernement mexicain a annoncé qu’il ne pouvait plus rembourser sa dette externe. Le FMI a alors organisé et supervisé l’administration d’un plan de rééchelonnement des dettes commerciales contractées par le gouvernement mexicain lors de la décennie précédente. Les prêts du FMI n’ont pas canalisé de nouvelles sources de financement nettes pour le Mexique. En effet, le FMI a prêté de l’argent au Mexique pour rembourser sa dette. La dette mexicaine a ainsi augmenté et le Mexique n’est pas entré en défaut de paiement. Le FMI a octroyé ses prêts à la condition que le Mexique mette en place un ensemble de réformes économiques à long terme. Un grand nombre de ces conditionnalités ont imposé de grands sacrifices à la population mexicaine, des pertes d’emplois et une forte réduction du niveau de vie. Les autres pays en développement, particulièrement en Amérique latine, ont vu leurs flux nets de capitaux privés décliner ou devenir négatifs ».
Commission consultative du Congrès états-unien sur les institutions financières internationales (IFI Advisory Commission), dite Commission Meltzer [1], 2000

Quel était le but cherché par les pays riches en plaçant ainsi le FMI au cœur du dispositif ? Tout simplement imposer une discipline financière stricte aux pays endettés. Le rétablissement des équilibres financiers a constitué pour les institutions financières internationales une priorité absolue. Le but fixé aux États du Sud était clair : exporter plus et dépenser moins. Ces plans d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale sont aussi connus depuis 1990 sous le nom de « consensus de Washington ». Privilégiant l’aspect statistique sur l’aspect humain, ils ont eu des conséquences terribles pour les populations et les économies du Sud. Les peuples se sont saignés aux quatre veines pendant des décennies pour rembourser une dette dont ils n’ont pas profité et les critères macro-économiques privilégiés par le FMI et la Banque mondiale ont entraîné une grave détérioration des conditions de vie de centaines de millions d’individus sur la planète. Du point de vue du développement humain, c’est l’échec total pour ces deux institutions.

« La guerre technologique moderne est conçue pour supprimer tout contact physique : les bombes sont jetées de 15 000 mètres d’altitude pour que le pilote ne ‘‘ressente’’ pas ce qu’il fait. La gestion moderne de l’économie, c’est pareil. Du haut d’un hôtel de luxe, on impose sans merci des politiques que l’on penserait à deux fois si l’on connaissait les êtres humains dont on va ravager la vie. »
Joseph Stiglitz, La grande désillusion, 2002

En cas de crise aiguë (comme au Mexique en 1982 et en 1994, en Asie du Sud-Est en 1997, en Russie en 1998, au Brésil en 1999, en Équateur en 1999-2000, en Turquie en 2000, en Argentine en 2001-2002, au Brésil encore en 2002, etc.), le FMI a donc mobilisé des sommes considérables. Pas pour venir en aide aux populations d’un pays qui ne parvient pas à boucler ses fins de mois, mais pour éviter la banqueroute des riches créanciers, souvent responsables d’investissements spéculatifs ayant déclenché ou aggravé la crise. Par exemple, 105 milliards de dollars prêtés par le FMI et le G7 aux pays d’Asie du Sud-Est en 1997 (où la crise, accentuée par les mesures imposées par le FMI, a mis au chômage 20 millions de personnes) ; 31 milliards de dollars prêtés par le FMI à la Turquie entre fin 1999 et 2002 (la Turquie, allié géostratégique des États-Unis, proche du pétrole et du gaz de l’Asie centrale, voisin de l’Irak et de l’Iran…) ; plus de 21 milliards de dollars à l’Argentine en 2001, avant qu’elle ne sombre dans la crise et se place en défaut de paiement envers ses créanciers privés ; 30 milliards de dollars promis au Brésil pour 2002-2003 (pour éviter la contagion de la crise argentine et ligoter le président Lula élu en octobre 2002). Cependant, ces milliards injectés n’ont jamais servi à accorder des subventions aux produits de base pour aider les populations les plus pauvres ni à créer des emplois ou à protéger les producteurs locaux : le FMI a imposé de rembourser d’urgence les créanciers. Plus grave, quand des organismes privés étaient en cessation de paiement, le FMI et la Banque mondiale ont souvent imposé aux États de prendre la dette à leur charge, ce qui revenait à la faire payer par les contribuables…

Les sommes prêtées ont augmenté alors la dette du pays concerné et l’ont quitté immédiatement puisqu’elles ont été transférées aux créanciers. Comme le FMI a pris l’habitude de remplir ce rôle, les créanciers n’ont pas hésité à prendre des risques de plus en plus élevés dans leurs opérations financières, en sachant qu’en cas de défaut de paiement, le FMI serait là pour les renflouer, en tant que prêteur en dernier ressort. La contrepartie a été un alourdissement important de la dette extérieure du PED en question. Le FMI a donc trahi les intérêts de nombre de ses pays membres qu’il est pourtant censé aider. Cette trahison ne le fait pas douter le moins du monde : quand la crise survient, il accuse toujours l’État endetté de ne pas avoir su appliquer ses excellentes recommandations avec assez de rigueur…

« Toutes les entraves à la libéralisation du commerce seront supprimées, laissant les entreprises libres de produire et d’exporter leurs produits comme elles le souhaitent et comme le marché décide. »
Michel Camdessus, directeur général du FMI de 1987 à 2000, lors de la crise indonésienne de 1997, in L’Autre mondialisation, Arte, 7 mars 2000

Le FMI a l’habileté d’attribuer la responsabilité de ces décisions aux gouvernements du Sud. Régulièrement, chaque État doit signer une lettre d’intention, dictée en fait par le FMI, où il dresse un bilan économique et trace des perspectives pour l’avenir. Les prêts et rééchelonnements divers ne sont accordés qu’à condition que ces rapports aillent dans le « bon sens », complétés par des visites d’experts de la Banque mondiale ou du FMI pour s’en assurer directement. En cas de problème, il est alors facile de prétexter que le gouvernement du pays endetté a lui-même proposé cette politique et que le FMI s’est seulement contenté de l’accompagner [2]

« Nous avons été créés après l’expérience de 1929 pour rétablir la confiance en aidant à la mise en place de politiques de redressement et en suscitant la coopération de la communauté internationale. Nous devons tout faire pour éviter les comportements irresponsables, et des gouvernements et des prêteurs. Les programmes du Fonds monétaire international sont négociés avec les pays souverains qui vont les appliquer et qui ont évidemment le dernier mot. Les mesures adoptées constituent le plus court chemin, et humainement le moins coûteux, pour pallier une situation devenue catastrophique et dont les plus pauvres sont les premières victimes. »
Michel Camdessus, directeur général du FMI de 1987 à 2000

L’échec du FMI en termes de développement humain ne résulte en rien de malchance ou d’incompréhension, mais de l’application délibérée des mesures qu’il a imposées. Mais alors pourquoi de telles mesures ont-elles été préconisées avec autant de vigueur ? Il serait aberrant de croire que le but du FMI et des grandes puissances a été de lutter contre la pauvreté ou de donner les moyens aux populations du Sud de décider de leur propre avenir. Bien au contraire, le FMI a cherché avant tout à favoriser la finance internationale et à garantir aux créanciers que les remboursements seront bien effectués.

« L’idéologie simpliste du libre marché a tendu un voile. Ce qui s’est vraiment passé derrière, c’est la mise en œuvre du nouveau mandat. Le changement de mandat et d’objectif, s’il a été discret, n’a rien de compliqué. Le FMI a cessé de servir les intérêts de l’économie mondiale pour servir ceux de la finance mondiale. La libéralisation des marchés financiers n’a peut-être pas contribué à la stabilité économique mondiale, mais elle a bel et bien ouvert d’immenses marchés nouveaux à Wall Street. […] Si l’on examine le FMI comme si son objectif était de servir les intérêts de la communauté financière, on trouve un sens à des actes qui, sans cela, paraîtraient contradictoires et intellectuellement incohérents. »
Joseph Stiglitz, La grande désillusion, 2002

Les pays riches, emmenés par les États-Unis, ont pris une série d’initiatives pour empêcher la création d’un front des pays endettés, qui est la pire de leurs craintes. En préalable à toute discussion, ils ont imposé que les négociations avec les pays endettés se fassent au cas par cas, pour isoler chaque pays débiteur et rester en position de force. Du côté des créanciers, la règle a été l’union sacrée.
À la Banque mondiale et au FMI, le système des droits de vote donne une majorité confortable aux pays riches pour imposer leurs vues.
Les États créanciers sont également regroupés au sein du Club de Paris pour rééchelonner la part bilatérale de la dette extérieure des États ayant des difficultés de paiement.
Les banques des pays les plus industrialisés se réunissent au sein du Club de Londres travaillant de la même manière pour ce qui concerne la part privée de la dette souveraine des États.

Un rapport de forces disproportionné s’est donc mis en place dès le début de la crise de la dette. Le FMI, la Banque mondiale, le Club de Paris et le G20 sont chargés de le perpétuer en faveur des pays riches.

« Donnez-moi le contrôle sur la monnaie d’une nation, et je n’aurai pas à me soucier de ceux qui font ses lois. »
Meyer Amschel Rothschild, banquier (1743-1812)

Au début des années 2000, leur pouvoir s’est trouvé de plus en plus contesté. Nombre de pays qui avaient dû se soumettre à un accord avec le FMI ont entrepris de se débarrasser de cette tutelle encombrante. Plusieurs d’entre eux ont remboursé de manière anticipée toute leur dette envers le FMI : Brésil, Argentine, Uruguay, Indonésie, Philippines…, le dernier en date étant la Turquie. Nous écrivions en 2007 : « Le FMI, incapable d’attirer de nouveaux clients (son portefeuille de prêts a fondu littéralement ces dernières années, passant de 107 milliards de dollars en 2003 à 16 milliards en 2007) attend une prochaine grande crise dans les PED pour se remettre en selle et redevenir un acteur majeur. » La grave crise internationale de 2007-2008 qui a éclaté au Nord nous a malheureusement donné raison. Les quatre derniers directeurs du FMI ont démissionné avant la fin de leur mandat, le dernier en date étant Dominique Strauss-Kahn accusé d’agression sexuelle en mai 2011. Le navire FMI a dangereusement tangué, mais la politique qu’il impose depuis trois décennies aux peuples du Sud a été étendue au Nord à la faveur de la crise financière qui a commencé à la fin des années 2000.


[1La Commission Meltzer est une commission bipartite du Congrès des Etats-Unis, dirigée par le professeur Allan Meltzer. Composée de 6 républicains et de 5 démocrates, elle a travaillé sur le thème des institutions financières internationales et rendu un rapport critique en mars 2000. En effet, après la sévère crise en Asie du Sud-Est en 1997-1998, le Congrès s’est inquiété de la fréquence et du coût croissant des crises financières tout en pointant des dysfonctionnements de certaines institutions multilatérales. Le contexte politique interne aux Etats-Unis, avec un Congrès à majorité républicaine face au gouvernement démocrate de Bill Clinton, n’est pas non plus étranger à la volonté du Congrès de demander une profonde réorganisation des institutions de Bretton Woods au sein desquelles le Trésor américain dispose d’une influence démesurée. Voir http://www.house.gov/jec/imf/meltzer.pdf

[2Notons que les politiques d’ajustement structurel ont leur pendant au Nord, sous le nom de « politiques d’austérité », de « critères de stabilité financière » inscrits dans le traité de Maastricht, de « rigueur ». Au Nord aussi, les plans de sauvetage d’organismes qui ont investi de façon hasardeuse ont coûté cher aux populations. Le combat pour l’annulation de la dette n’est donc pas une lutte du Sud contre le Nord, mais une œuvre d’émancipation des citoyens du Nord et du Sud.