Quels sont les arguments moraux en faveur de l’annulation de la dette des PED ?

vendredi 29 novembre 2013, par CADTM

La dette a conduit les PED, souvent pourvus en richesses humaines et naturelles considérables, à un appauvrissement général à cause d’un pillage organisé dont le système de l’endettement constitue un des ressorts principaux.

Le remboursement de la dette est un obstacle essentiel à la satisfaction des besoins humains fondamentaux, comme l’accès à l’eau potable, à une alimentation décente, à des soins de santé essentiels, à l’éducation primaire, à un logement correct, à des infrastructures satisfaisantes. Sans aucun doute, la satisfaction des besoins humains fondamentaux doit primer sur toute autre considération, géopolitique ou financière. Sur un plan moral, les droits des créanciers, rentiers ou spéculateurs ne font pas le poids par rapport aux droits fondamentaux de 5 milliards de citoyens.

Il est immoral de demander aux PED de consacrer leurs maigres ressources au remboursement de créanciers aisés (qu’ils soient du Nord ou du Sud) plutôt qu’à la satisfaction de ces besoins fondamentaux.

« La responsabilité morale des créanciers est particulièrement nette dans le cas des prêts de la guerre froide. Quand le FMI et la Banque mondiale prêtaient de l’argent à Mobutu, le célèbre président du Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), ils savaient (ou auraient dû savoir) que ces sommes, pour l’essentiel, ne serviraient pas à aider les pauvres de ce pays mais à enrichir Mobutu. On payait ce dirigeant corrompu pour qu’il maintienne son pays fermement aligné sur l’Occident. Beaucoup estiment injuste que les contribuables des pays qui se trouvaient dans cette situation soient tenus de rembourser les prêts consentis à des gouvernants corrompus qui ne les représentaient pas. »
Joseph Stiglitz, La grande désillusion, 2002

La dette est un des principaux mécanismes par lesquels une nouvelle forme de colonisation s’opère au détriment des PED. Elle vient s’ajouter à des atteintes historiques portées également par les pays riches : esclavage, pillage des matières premières et des biens culturels, extermination de populations indigènes, joug colonial, etc. Il est plus que temps de remplacer la logique de domination par une logique de redistribution de richesses dans un souci de justice.

Le G8, le FMI, la Banque mondiale et le Club de Paris imposent leur propre vérité, leur propre justice, dont ils sont à la fois juge et partie. Il faut mettre fin à cette justice des vainqueurs et des oppresseurs.

L’immoralité de la dette découle également du fait qu’elle a très souvent été contractée par des régimes non démocratiques qui n’ont pas utilisé les sommes reçues dans l’intérêt de leurs populations et ont souvent organisé des détournements massifs d’argent, avec l’accord tacite ou actif des États du Nord, de la Banque mondiale et du FMI. Les créanciers des pays les plus industrialisés, qui ont profité de la hausse des taux d’intérêt de 1979 et de la baisse des prix des matières premières sur le marché mondial, ont prêté en connaissance de cause à des régimes souvent corrompus. Ils ne sont pas en droit d’exiger des peuples qu’ils remboursent. Qu’ils s’en prennent aux dictateurs, déchus ou encore en place, et à leur entourage complice.

Risquons-nous à une comparaison. Les militants qui se sont battus tout au long de l’Histoire contre l’esclavage étaient mus par un idéal de justice et étaient farouchement opposés à cette pratique insupportable. Un temps est venu où le rapport de forces a basculé et l’abolition de l’esclavage est devenue irrémédiable, alors que les défenseurs de l’esclavage prédisaient les pires catastrophes économiques une fois son abolition réalisée. En ce qui concerne cette dette extérieure publique des PED et la tournure des évènements depuis 1980, la problématique est comparable (sans être identique). La dette est devenue un puissant mécanisme de domination. La lutte des citoyens révoltés par cette domination outrancière et ses ravages humains doit s’intensifier pour briser ce diktat.

Réclamer l’annulation de la dette extérieure publique de tous les PED, c’est prendre toute sa place dans le mouvement abolitionniste d’aujourd’hui. Une telle annulation doit forcément être totale, car on n’amende pas un esclavage, on ne le réduit pas, on l’abolit.

« Les pays du Sud doivent cesser de rembourser leur dette. Cette dette est illégitime, car elle a été dans la plupart des cas accordée à des gouvernements totalitaires et corrompus qui ont détourné l’argent à leur profit. Elle est aussi le résultat du pillage de nos richesses par le Nord durant des siècles d’exploitation. Les populations du Sud n’ont plus à supporter un tel fardeau qui reste un instrument de domination et de contrôle des pays riches sur les pays plus pauvres. »
Lidy Nacpil, coordinatrice internationale de Jubilé Sud, in Le Monde, « Jubilé Sud : les tribunaux de la dette », 26 janvier 2002

L’illégitimité de la dette [1]

Une « dette illégitime » n’a pas à proprement parler de définition en droit, mais une définition se détache des différents cas rencontrés dans l’histoire de l’endettement. Il est fondé de poser comme illégitime une dette contraire à la loi ou à la politique publique, injuste, inadaptée ou abusive ; une dette que le pays endetté ne peut être contraint de rembourser puisque le prêt ou les conditions attachées à l’obtention du prêt violent la souveraineté et les droits humains. Dès lors, les dettes des pays du Sud entrent pour beaucoup d’entre elles dans cette définition. Les prêts accordés par le FMI et la Banque mondiale, conditionnés à l’application de politiques d’ajustement structurel, sont ainsi illégitimes et odieuses.

Joseph Hanlon pose quatre critères de prêt illégitime : un prêt accordé pour renforcer un régime dictatorial (prêt inacceptable), un prêt contracté à taux usuraire (conditions inacceptables), un prêt accordé à un pays dont on connaît la faible capacité de remboursement (prêt inapproprié), un prêt assorti de conditions imposées par le FMI qui génèrent une situation économique rendant le remboursement encore plus difficile (conditions inappropriées).

Ainsi, la notion d’illégitimité de la dette constitue d’abord une appréciation morale. Le concept de « dette illégitime » apparaît pour la première fois dans une sentence officielle en 2000 : le jugement Olmos [2] a permis de révéler le caractère illégitime de la dette externe contractée durant la dictature argentine (1976-1983) et la responsabilité des créanciers et des débiteurs.

Fin 2006, la Norvège a utilisé ce concept pour permettre à certains de ses pays débiteurs de ne pas rembourser des créances. En effet, à la fin des années 1970, l’industrie norvégienne de construction navale se portait mal : les chantiers navals ne parvenaient plus à trouver suffisamment de clients. Afin d’y remédier, le gouvernement décida en 1976 de mettre en place une campagne d’exportation de navires en fournissant à des pays du Sud des prêts à des conditions intéressantes en échange de l’achat de navires norvégiens. En tout, 36 projets ont été conclus dans 21 pays, mais en 1987, seulement 3 avaient été menés à bien et seuls deux pays sont parvenus à honorer leur dette.

L’un des pays ayant échoué à honorer sa dette est l’Équateur. L’entreprise étatique Flota Bananera Ecuatoriana (FBE) a acheté quatre navires à la Norvège entre 1978 et 1981 pour la somme de 56,9 millions de dollars. En 1985, la FBE a fait faillite et c’est une autre entreprise étatique, Transnave, qui a récupéré les navires. La dette a alors été divisée en deux : une partie de 17,5 millions de dollars est restée de la responsabilité de Transnave et de l’État équatorien, et une partie de 13,6 millions de dollars a été renégociée au sein du Club de Paris. La première partie fut complètement remboursée, mais la seconde a crû de façon importante au cours des années qui ont suivi. En mars 2001, elle s’élevait à 49,6 millions de dollars, alors que le total des paiements effectués par la FBE, Transnave et le gouvernement s’élevait déjà à 51,9 millions de dollars.

Sous la pression internationale, le Parlement et le gouvernement norvégiens ont fini par prendre conscience que cette situation n’était pas admissible. En octobre 2006, le ministre norvégien du Développement international, Erik Solheim, a reconnu la responsabilité partagée de son pays dans les échecs des projets d’aide au développement mis en œuvre dans le cadre de la campagne d’exportation de navires. Il a annoncé l’annulation de la dette qui en découle pour les pays qui sont encore débiteurs, tels l’Équateur, dont la dette relative à cette campagne s’élevait alors à 36 millions de dollars.

La Norvège a montré l’exemple. Non seulement elle a rendu justice partiellement aux pays lésés mais elle a surtout lancé un débat d’envergure internationale sur la responsabilité des créanciers vis-à-vis des emprunteurs. En effet, cette annulation est complètement unilatérale et ne provient pas d’une négociation avec les autres créanciers au sein du Club de Paris ; elle montre donc qu’il est possible pour un créancier lorsqu’il en a la volonté de rompre avec le bloc des créanciers. Par ailleurs, la Norvège s’est engagée à ne pas comptabiliser cette annulation dans son aide publique au développement, contrairement à tant d’autres pays.

Elle a pris soin d’annoncer que sa décision n’impliquait en rien le Club de Paris et qu’elle ne prendrait plus par la suite d’autres initiatives de ce genre de manière unilatérale. Seul un fort mouvement populaire pourra alors permettre de continuer dans cette voie.

« Les peuples sont comme les rivières souterraines qui, à un moment donné, surgissent en surface. Les peuples cessent d’être spectateurs et s’assument comme protagonistes de leur propre vie et de leur propre histoire. C’est le merveilleux de la vie. »
Adolfo Perez Esquivel, prix Nobel de la Paix 1980

Mettre fin aux plans d’ajustement structurel

Les plans d’ajustement structurel, qu’ils portent ce nom ou qu’ils aient été rebaptisés « Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté » comme récemment par les institutions financières internationales, en prônant la libéralisation totale des économies du Sud, ont pour conséquence d’affaiblir les États en les rendant plus dépendants de fluctuations extérieures (évolution des marchés mondiaux, attaques spéculatives, etc.) et de les soumettre à des conditionnalités inacceptables imposées par le tandem Banque mondiale/FMI et, derrière lui, par les gouvernements des pays créanciers regroupés dans le Club de Paris. Le bilan humain des politiques d’ajustement structurel est tragique. Elles doivent donc être supprimées et remplacées par des politiques visant en priorité absolue la satisfaction des besoins humains fondamentaux, axées sur la souveraineté et la sécurité alimentaires et la recherche de complémentarités régionales.

Les plans d’ajustement structurel vont au-delà « ...de la simple imposition d’un ensemble de mesures macroéconomiques au niveau interne. Elles [sont] l’expression d’un projet politique, d’une stratégie délibérée de transformation sociale à l’échelle mondiale, dont l’objectif principal est de faire de la planète un champ d’action où les sociétés transnationales pourront opérer en toute sécurité. Bref, les programmes d’ajustement structurel (PAS) jouent un rôle de « courroie de transmission » pour faciliter le processus de mondialisation qui passe par la libéralisation, la déréglementation et la réduction du rôle de l’État dans le développement national ».
ONU-CDH, Rapport de l’Expert indépendant Fantu Cheru, E/CN.4/1999/50, 24 février 1999

La Commission des droits de l’homme de l’ONU [3] a adopté de multiples résolutions sur la problématique de la dette et de l’ajustement structurel. Dans l’une d’elles adoptée en 1999, la Commission affirme que « l’exercice des droits fondamentaux de la population des pays endettés à l’alimentation, au logement, à l’habillement, au travail, à l’éducation, aux services de santé et à un environnement sain, ne peut être subordonné à l’application de politiques d’ajustement structurel et à des réformes économiques générées par la dette » (1999, Art. 5).


[1Cette partie s’appuie sur le document du CADTM intitulé L’Équateur à la croisée des chemins

[3Se référant aux investigations de rapporteurs spéciaux, de groupes de travail d’experts et du secrétaire général de l’ONU.